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    Causerie

    Dussent les Provençaux m'en garder rancune, nous disait hier notre vieil et très intime confrère et ami Gourraud, dussent mes compatriotes me renier, je n'ai jamais eu aussi froid de cet hiver que ces jours derniers à Toulon, où j'étais allé, comme vous savez, pour rendre compte aux lecteurs du Progrès de la terrible catastrophe de Lagoubran.

    Et ne croyez pas, ajoutait mon ami — car c'est toujours, lui qui parle, je le laisse parler, les Provençaux adorent parler — ne croyez pas que j'exagère. D'abord les Provençaux n'exagèrent pas, c'est à tort qu'on leur fait cette mauvaise réputation ; c’est la Provence qui exagère, c'est la seule coupable, et ses enfants n'y sont pour rien. Ainsi tenez, quand il y fait beau, il y fait trop beau, et j'ai vu des gens du Nord, voire des Lyonnais, qui s'en plaignaient ; l'intensité de l'azur du ciel les fatiguait.

    Trop de bleu, disaient-ils, beaucoup trop de bleu ; cela pour eux manquait de nuages gris, l'absence complète des brumes familières leur était pénible ; ils avaient assez de ce sempiternel azur, ils n'en voulaient plus ; des peintres eux-mêmes le trouvaient détestable ; peut-être n'en saisissaient-ils pas bien l'infinie poésie, comme d'autres, tel Appian, ont su le faire, ils ne la voyaient que dans les ciels vaporeux, tandis qu'en réalité elle se trouve dans les uns comme dans les autres, il n'y a qu'à savoir la comprendre... la traduire sur la toile.

    Je disais donc — il est bien entendu que c'est toujours l'ami Gourraud qui parle — je disais donc que c'est uniquement la faute à la Provence. Et c'est tellement vrai que quand il n'y fait pas très beau, il y fait un temps du diable. Figurez-vous que parfois, au beau milieu du plus doux hiver, on aperçoit de la glace dans les ruisseaux ; il est vrai que les Marseillais expliquent très bien cela et que chacun sait que dans les parages de la Cannebière l'eau gèle pour un. rien, sans motif sérieux ; aussi n'y comprend-on pas ce que cela veut dire.

    Et puis, il n'y pleut jamais, ou presque jamais, cela est connu. Le célèbre condottiereSforza, que nul ne fit jamais trembler, demandait un jour avec curiosité: Mais qu'est-ce que c'est donc que la peur ? Le Marseillais pourrait presque en demander autant au sujet de la pluie. Mais si par hasard, par un hasard inexplicable, il se met à pleuvoir un jour, alors ça n'en finit plus, et c'est pendant des vingt-quatre et même des quarante-huit heures, un véritable déluge.

    On n'a pas oublié à Marseille le temps qu'il fit pour le voyage du regretté présidentCarnot, en 1890, et on ne le pardonnera pas de sitôt aux éléments. La pluie ne cessa que quand le président eut quitté la gare pour se rendre à la Ciotat où le lancement du Polynésien eut lieu quelques heures après par le plus beau temps du monde. C'est qu'à Marseille il ne pleut guère qu'une fois ou deux tous les six mois, seulement il y pleut pour tout le reste de l'année, et c'est sur un de ces mauvais moments qu'on était tombé ; j'en sais quelque chose, puisque j'y étais, et rien que d'y penser j'ai envie d'aller chercher mon parapluie.

    Eh bien, oui, j'ai eu froid ces jours-ci àToulon, plus froid qu'à Lyon durant tout le cours de cet hiver, qui d'ailleurs nous fut très clément. Toulon est pourtant une ville renommée pour la douceur de son climat ; des palmiers de belle venue y poussent en plein air, sur les places publiques, et les délicates fleurs dites de Nice que les Lyonnaises achètent par brassées, en plein janvier, au marché du quai Saint-Antoine et à tous les coins de rues, proviennent en grande partie des environs de notre premier port de guerre.

    Seulement ces jours-ci le mistral s'était levé, non pas un de ces petits mistralets qui surgissent à l'aube pour disparaître au crépuscule, mais un de ces vents enragés, à décorner les bœufs et bien d'autres, qui durent des huit jours entiers sans rien perdre de leur violence, qui sont aveuglants, pénétrants, irrésistibles, et contre lesquels il est absolument impossible de se garantir, même à l'intérieur des maisons.

    Oui, des maisons, car portes et fenêtres semblent là pour la forme, le vent passe par-dessous, comme il veut, tant qu’il veut, si bien qu'on en reçoit autant au coin du feu qu'en plein boulevard. Au coin du feu ! Amère dérision, la plupart des chambres d'hôtel n'en ont pas, et celle que j'ai occupée ces jours-ci était justement dans ce cas, comme tant d'autres.

    Mais ne croyez pas que les Toulonnais s'en plaignent ; ces gaillards-là se comportent au milieu des tourbillons de mistral comme le poisson dans l'eau ; ils n'en paraissent pas incommodés le moins du monde. Au restaurant, au café, portes et et fenêtres sont ouvertes en plein, quel que soit le vent, et cela leur semble si naturel, ils ont l'air de s'en trouver si bien qu'on hésite à dire au garçon : « Mais fermez donc la porte ! » Car il ne faudrait pas s'arrêter un instant à cette idée qu'ils n'osent pas avouer le froid chez eux, comme quelques- uns le prétendent ; ils n'en souffrent pas, voilà tout.

    Mais, me direz-vous peut-être, vous deviez être comme cela jadis, quand vous habitiez le Var ; certes oui, mais j'en ai depuis fort longtemps perdu l'habitude, je ne suis plus dans le mouvement éolien, et quand on n'y est plus, c'est le diable pour s'y remettre.

    Vous me voyez triste, vous trouvez sans doute que je vois bien les choses en noir pour quelqu'un qui revient du pays bleu. Mais le moyen d'être gai, quand on vient comme moi d'assister au désolant spectacle des ruines sanglantes de Lagoubran, quand on vient de voir défiler, comme j'en ai eu la douloureuse mission mardi dernier, les cercueils de cinquante victimes, femmes, enfants, soldats ou vieillards.

    Avoir vu Toulon si gai, si joyeux, ainsi que je l'avais vu à de précédents voyages effectués comme celui d'hier pour le Progrès, m'y être embarqué, au milieu des salves d'artillerie et des acclamations de tout un peuple électrisé, pour la Corse dans la suite du président Carnot, pour Nice dans celle du président Félix Faure ; y avoir vu débarquer, dans une inoubliable journée, l'amiral Avelan et les équipages de son escadre, l'avoir quitté sous d'aussi favorables impressions, et le retrouver, ces jours derniers, au milieu du deuil et des larmes !

    Vous vous rendez compte maintenant de ma tristesse ; elle est encore accrue par les craintes que me fait concevoir l'avenir ; car s'il est vrai, comme il y a tout lieu de le croire, que l'explosion de la poudrière est due à des causes naturelles, si elle est le résultat d'une action chimique inexplicable, qu'on n'a pas pu prévoir et qui laisse la science désarmée, qui nous dit que ce redoutable phénomène ne peut pas se reproduire un jour dans une autre poudrière ou à bord d'un cuirassé? Espérons du moins qu'avant qu'une aussi douloureuse éventualité puisse se réaliser, ces produits destructeurs auront perdu cette indocilité d'action qui fait que leurs terribles effets peuvent se retourner contre leurs producteurs ou ceux qui sont préposés à leur garde.

    Ainsi me parla mon vieil ami, que je quittai sur ces mots pour aller transcrire sans retard ce fidèle récit de ses impressions toulonnaises.

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